Pourquoi la référence au CNR nous gène-t-elle ?

Le Conseil National de la Résistance, et plus précisément son programme, sont régulièrement mis en avant ces derniers temps pour parler du « monde d’après ». Le CNR semblant être une forme d’idéal, de programme quasi communiste. En quelque sorte la preuve qu’une autre politique est possible.

Cela n’est pas faux à 100%, car dans le programme du CNR on retrouve : « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État (…) ; le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » (…) et surtout l’instauration d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». Ces propositions, dans le contexte que nous vivons aujourd’hui, apparaissent comme très radicales. Mais il est important de donner une perspective historique à cette démarche qui fût en réalité une politique d’union nationale avec un rapport de force largement plus favorable au prolétariat qu’aujourd’hui. Sinon on pourrait aussi trouver le programme de Mitterrand en 1981 plus à gauche que ceux de l’extrême gauche aujourd’hui, mais Mitterrand était-il vraiment plus à gauche ou le contexte a-t-il changé ? Et surtout, les revendications ne doivent pas faire oublier le principal problème : qui a le pouvoir ?

Le CNR est constitué, grosso modo, de celles et ceux qui ont résisté. On y retrouve donc essentiellement deux grands courants, le gaullisme et la droite, autrement dit ce qu’il reste de la bourgeoisie de droite n’ayant pas collaboré avec les nazis (la grande majorité de la bourgeoisie française et de la droite traditionnelle ont collaboré) et le PCF (qui a une forte influence, les militantEs du PCF ayant joué un rôle important durant la résistance et la CGT très puissante étant directement liée à lui). On retrouve aussi dans le CNR des courants sociaux-démocrates (Sfio) et chrétiens qui ont résisté.

En réalité la bourgeoisie est tellement affaiblie qu’à la sortie de la seconde guerre mondiale la possibilité d’une révolution politique et sociale est crédible en France. D’ailleurs le patronat ne s’y trompe pas et pense à armer largement des milices issues de la droite de la résistance pour lutter contre le communisme, en cas de possibles affrontements révolutionnaires.

Dans une situation telle que celle de 1945 la question qui se pose est celle de changer de société et d’en finir avec la bourgeoisie et le capitalisme. En cela, le programme du CNR représente un compromis de classe entre une bourgeoisie dans la panade et des partis de gauche (PCF surtout) qui ne veulent pas d’une révolution. À ce titre le PCF sortira des phrases telles que « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe  ». C’est à dire une jonction entre patriotisme et lutte de classes, alors que ces deux idées sont contradictoires, le patriotisme étant, toujours, l’arme de la bourgeoisie. Aussi, la république française à domination bourgeoise reste la norme et les forces de gauche s’y adaptent : pire même, elles gèrent ce système.

Au final ce phénomène de nationalisations aura lieu un peu partout en Europe car la situation y est à peu près la même. Et partout la bourgeoisie préfère lâcher des miettes plutôt que perdre le pouvoir. Bien entendu ces miettes sont importantes comme on l’a vu au début du texte, mais en gardant le pouvoir les capitalistes savaient qu’ils pourraient revenir dessus lorsque la situation le permettrait. En cela, le CNR a certes permis des avancées qui sont aujourd’hui clairement remises en cause, mais du point de vue des dominants c’est un goût de victoire que le CNR avait. De Gaule deviendra plus tard président de la république suite à un coup d’état et l’instauration d’une cinquième république monarchiste. Le peuple « rouge » armé à la sortie de la guerre ne l’est plus. Enfin, la perspective révolutionnaire pour beaucoup ne se cantonne plus qu’à un CNR bien ordonné, dans le cadre des institutions.

Il faut toujours garder en tête une chose : l’un des fondements du stalinisme est de réécrire l’histoire comme ça l’arrange. Aussi aujourd’hui, s’il faut bien évidemment défendre la sécurité sociale face à une bourgeoisie désormais très puissante, il ne faut pas oublier l’histoire pour éviter de reproduire les erreurs du passé.

Alexandre Raguet

PS: merci à Patrick Le Moal qui a (sans le savoir) largement aidé à écrire ce texte, grâce à la lecture de ses articles ou grâce à des discussions d’antan avec lui. Vous pouvez retrouver son article sur les nationalisations : https://npa2009.org/idees/cnr-nationalisations-vous-avez-dit-nationalisations

2 commentaires sur “Pourquoi la référence au CNR nous gène-t-elle ?

  1. Connaissant Alexandre, je m’attendais à une critique un peu fouillée et je reste sur ma faim.

    Je reviens sur un point qui m’interpelle, c’est sur la question d’un « compromis » entre les gaullistes et les communistes. Cette vision est biaisée. Elle est en générale tenue par des souverainistes type asselineau qui voudraient faire croire à une entente cordiale qui aurait duré de 1944 à 1947 pour faire appliquer le programme du CNR, tout ça pour mieux soutenir aujourd’hui une « alliance des républicains des deux rives » et la défense d’une politique néo-gaulliste et un capitalisme d’Etat.
    Dans le cas de cet article, la référence à ce compromis est utilisée mais dans le but de de critiquer une « collaboration de classe » du PCF de l’époque, à tort ou à raison.
    Je m’inscris en faux sur cette idée de compromis si on prend la manière avec laquelle Ambroise Croizat et la CGT de l’époque ont mis en place la sécu. Certes le CNR a réuni différents courants de la résistance, et c’est bien le même programme qui a été défendu par les communistes et les gaullistes. Certes des liens personnels fort ont pu se nouer entre résistantes et résistants d’obédiences opposées. Mais parler de compromis, c’est oublier que a mise en place de la sécu a été une bagarre continuelle de la CGT, du PCF contre la droite et les socialos, qui dès les premières ordonnances ont continuellement freiné ou torpillé ces mesures. De Gaulle est parti en 1946 à cause de l’influence grandissante des « rouges » et il n’a été en rien dans la mise en place de ces conquis, il les a combattu.

    Je renvoie à a lecture de cet article : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/12/FRIOT/54395
    Friot a depuis un petit peu complété la réflexion dans sa conférence gesticulée et fait rééditer des pièces historiques du congrès de la CGT de 1947 relatant les tiraillements au sein de la gauche et du mvt ouvrier sur la mise en place de ces mesures qui n’était pas un long fleuve tranquille.

    1. Bonjour camarade,
      Comme tu le dis, le texte est peu fouillé. Je donne en revanche une référence en fin d’article qui l’est plus.
      Le but de cette brève était plutôt de mettre sur la table une critique de gauche du CNR (car il y a des critiques de droite et d’extrême droite complètement infectes).
      Le commentaire que tu as rédigé donne complètement raison à mon texte.
      En effet, comme je l’explique, la SECU est bien sûr un projet de gauche, une réforme qui va dans le bon sens, portée par le PCF (entres autres).
      Ce que j’ajoute, c’est que l’application de cette mesure est un moindre mal pour la bourgeoisie car elle reste une réforme qui ne remet pas en cause le capitalisme et l’état bourgeois français. En effet, pour mettre en place cette réforme le PCF s’est allié à la droite et à d’autres dans un gouvernement d’union nationale.
      Ma critique n’est pas de dire que la SECU c’est mal, bien au contraire : je pense qu’il faut se battre pour la garder et la développer.
      Je dis qu’à la sortie de la guerre, il était possible d’aller beaucoup plus loin mais que le PCF – aux ordres de Moscou – a choisi l’union nationale et l’arrêt du processus révolutionnaire, pour une option de « compromis », dans laquelle des mesures de gauche sont passées, mais avec une condition : le maintien de l’ordre établi.
      C’est drôle d’ailleurs car de cette époque certains nous reprennent quand on dit « acquis sociaux ». Il faudrait dire « conquis sociaux ».
      En effet, on ne garantit les « conquis » en « acquis » qu’avec la prise du pouvoir révolutionnaire : ce dont le PCF n’a pas voulu. Non que je souhaite voir le PCF seul au pouvoir, mais une révolution aurait pu donner des expériences d’auto-organisations et de prise de pouvoir démocratique.
      Bonne journée, Alex

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